Édito

Sylvie Pinchart, Lire et Écrire
Communauté française

Tou·te·s capables ! … Vraiment ?

Lorsqu’on commence à s’intéresser à l’analphabétisme, il y a souvent un réel étonnement à découvrir que des personnes, à l’âge adulte, sont en grande difficulté de lecture, d’écriture… Si en outre elles ont vécu la scolarité obligatoire, l’hypothèse d’une déficience cognitive vient rapidement à l’esprit, renvoyant les causes du côté du déficit individuel, congénital, (quasi) irréductible.

Nous n’allons pas dans ce numéro du Journal de l’alpha développer un nouvel épisode du débat sur ce qui est inné ou acquis, sur ce qui est inscrit dans nos gènes ou ce qui nous vient de nos environnements, de nos cultures…

Au travers de deux contributions – l’une sur la plasticité du cerveau et l’autre sur une approche critique du quotient intellectuel –, Sylvie-Anne Goffinet démonte l’idée d’une prévisibilité qui assignerait un individu à ne jamais acquérir les langages fondamentaux et les savoirs de base.

Le « Tou·te·s capables » auquel nous nous intéressons en alphabétisation est celui d’un pari pédagogique qui porte la conviction que tous et toutes nous pouvons nous embarquer dans les apprentissages, à différents moments de notre vie, quel que soit notre potentiel intellectuel.

Maria-Alice Médioni utilise le terme de « postulat », un principe qui, bien que non évident et non démontré, permet de fonder l’action et de l’ancrer dans les pratiques du quotidien. Ce sont ces pratiques qui donnent vie et démontrent la justesse et la puissance de cette idée saugrenue que nous pourrions tous et toutes être égaux·ales… et que nous pourrions vivre, dans un collectif d’apprentissage ou de projet, des expériences qui nous transforment, nous enrichissent et agissent sur notre environnement.

À la croisée des courants de l’Éducation nouvelle1, de l’éducation populaire et de l’Éducation permanente2, Lire et Écrire formule son postulat de la manière suivante : « L’alphabétisation est un processus collectif qui repose sur la reconnaissance inconditionnelle des capacités de chaque personne à :

  • nommer ce qu’elle vit, à l’analyser et à agir pour le transformer – un lecteur débutant n’est pas un penseur débutant ;
  • acquérir des savoirs multiples et s’approprier les langages fondamentaux : l’oral, l’écrit et les mathématiques – tou·te·s capables d’apprentissages. »3

Pour dire et écrire nos convictions, nos fondamentaux nous utilisons des « grands mots » : égalité, émancipation, transformation,… Plusieurs contributions à ce Journal de l’alpha témoignent à quel point ceux-ci peuvent être de véritables leviers, pourvu que l’on puisse porter son regard sur les dispositifs concrets et toute son écoute sur ce que les acteur·rice·s qui s’y sont engagé·e·s en disent. Ces contributions montrent aussi en filigrane les outils, les méthodes, les dispositifs, les postures adoptées par les formateur·rice·s-animateur·rice·s, les actions et projets. Un Journal de l’alpha4 et de nombreux articles publiés dans différents numéros explorent plus avant les questions de méthodes.

Comme d’autre « grands mots », le « Tou·te·s capables » peut sonner creux, voire être cruel… quand il renvoie la formatrice ou le formateur à un sentiment d’impuissance ou d’échec par rapport à un idéal. « Si les apprentissages ne se font pas… c’est que je ne m’y prends pas bien, que les méthodes ou conditions d’apprentissage ne sont pas réunies…. ou que… ou que… ou que je pense que l’apprenant·e n’ira pas plus loin. » Peut-être est-il utile de se le dire, se le redire et se le reredire collectivement : une conviction, un idéal, une valeur,… n’est pas un résultat à atteindre. C’est ce qui nous met en action, ce qui guide nos manières d’agir. La formule est célèbre : « L’important, ce n’est pas la destination mais le chemin. »

L’alphabétisation n’est pas un chemin qu’on emprunte en solitaire. Qu’elle se définisse comme « populaire »5 ou non, l’alphabétisation s’inscrit très largement dans un projet associatif, une volonté partagée de peser et d’agir par, pour et avec les personnes concernées. À ce titre, faire vivre le « Tou·te·s capables » implique toutes les composantes d’une association et ne peut être restreint à un acte technicopédagogique.

À lire et Écrire, nous apportons une grande attention à expliciter les entrelacs des aspects pédagogiques, organisationnels, socioculturels et politiques de nos projets et pratiques. C’est ce qui nous relie à des communautés d’action bien plus larges, celles des mouvements sociaux et de nombreux acteurs associatifs.


  1. Voir le manifeste d’Éducation nouvelle Éducation-Égalité-Émancipation. Nos utopies pour aujourd’hui, printemps 2020 : www.gfenlyonnais.fr/?p=1949                 
  2. Voir le décret du 14 novembre 2018 portant modification du décret du 17 juillet 2003 relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’Éducation permanente : www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=558    
  3. Aurélie AUDEMAR, Catherine STERCQ (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017 : https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire
  4. Lire et Écrire, Des méthodes pédagogiques, Journal de l’alpha, n°224, 1er trimestre 2022 : www.lire-et-ecrire.be/ja224
  5. Voir : Balises pour l’alphabétisation populaire, op. cit.