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Le cimetière, un lieu culturel qui peut aussi ouvrir à la rencontre interculturelle

Par Bénédicte Verschaeren – Collectif Alpha, centre de Molenbeek

Complément au Journal de l’alpha 212 : L’interculturel. Le penser et le vivre au quotidien.

Au détour des visites de découvertes de Bruxelles réalisées dans le cadre de l’atelier nommé Histoire [1] du Collectif Alpha de Molenbeek, j’ai proposé un thème que je fréquente beaucoup et qui me passionne : celui des cimetières. En effet, depuis plus de 25 ans, je suis active à titre bénévole dans une association qui défend le patrimoine funéraire. C’est donc un sujet que je connais très bien mais que jusqu’alors je n’avais jamais osé proposer à des groupes d’apprenants.

C’est une petite exposition de photos aux halles Saint-Géry dans le centre de Bruxelles qui, en janvier 2018, m’a donné l’occasion de lancer ce thème au sein de l’atelier…

Nous voilà partis aux halles Saint-Géry où des photographes contemporains présentent des photos grand format de différents monuments funéraires, de cortèges mortuaires, du personnel de cimetières, de cérémonies du souvenir, de préparations aux inhumations ou encore des photos artistiques (photos d’un enfant déposant des fleurs, d’une femme habillée de façon romantique assise sur une tombe…). Un peu plus loin dans une vitrine sont installés quelques bas-reliefs en pierre représentant les symboles que l’on observe fréquemment dans nos cimetières. Ces monuments funéraires, ces photos, ces symboles sont très différents de ce que les apprenants connaissaient dans leur pays d’origine. Ils sont surpris, la grande majorité d’entre eux ne sont jamais entrés dans un cimetière en Belgique. Tout cela, c’est du jamais vu ! Beaucoup de questions fusent : comment ça se passe ? comment on enterre ? pourquoi ces symboles ? des tombes laïques, c’est quoi ? pourquoi des fleurs à la Toussaint ? pourquoi des concessions à 5, 10, 15 ou 50 ans ? Ces questions sont discutées et engrangées pour y trouver réponses ultérieurement.

Lors du débriefing, chacun s’exprime pour dire son étonnement, partager sa curiosité ou se libérer du stress d’aborder ce sujet. On se souvient de choses et d’autres, que ce soit la « colonne tranchée » qui symbolise une vie fauchée trop tôt, ou le travail des jardiniers. Nous parlons aussi du symbolisme des couleurs – Chez nous, c’est du blanc qu’on met pour un deuil –, des différentes obédiences reconnues en Belgique et leurs symboles sur les monuments funéraires. S’ensuit une discussion sur la laïcité et le cours de morale – quelle est la différence entre la morale, avoir le moral, et la moralité ? Pas évident de comprendre le français !

À la découverte du cimetière communal

Me vient alors l’idée d’aller nous promener au cimetière de Molenbeek [2] qui est un des plus beaux de la Région bruxelloise. Visiter un cimetière, découvrir des monuments funéraires ! La partie ancienne de ce cimetière datant de la fin du 19e siècle renferme une iconographie très intéressante à décrypter.

On observe des bateaux, des sabliers, des urnes drapées, des mains enlacées, des fleurs, des pavots, un livre, des couronnes d’immortelles, des feuilles de chêne, des feuilles de laurier, du lierre…, le tout taillé dans la pierre. Chaque motif raconte l’univers du défunt : son métier, ses valeurs, ses croyances, sa religion. De nombreux symboles renvoient aux valeurs universelles et ne laissent personne indifférent : les mains enlacées (la belle alliance) représentent l’amour, l’amitié qui restera au-delà de la mort ; le lierre représente l’attachement que les vivants garderont au défunt ; les pavots représentent la vie, la fertilité, la fécondité ; etc.

Des motifs qui témoignent de l’univers du défunt
Sablier
Des motifs qui témoignent de l’univers du défunt
Urne drapée
Des motifs qui témoignent de l’univers du défunt
Mains enlacées
Des motifs qui témoignent de l’univers du défunt
Pavots
Des motifs qui témoignent de l’univers du défunt
Mains enlacées, au-dessus d’un livre
Des motifs qui témoignent de l’univers du défunt
Lierres


Tous regardent attentivement ces symboles et écoutent avec beaucoup d’intérêt leur signification. Certaines tombes sont clairement catholiques (la croix), d’autres athées (pas de croix et parfois une flamme), quelques tombes sont de la communauté musulmane albanaise (drapeau national).

On observe également le monument, son gabarit, les matériaux, les noms des défunts. J’explique la conception du caveau funéraire, construction en brique de plusieurs étages sous le monument où plusieurs défunts peuvent prendre place. Quelqu’un commente : On n’a jamais vu ça, c’est comme une maison, il y a des étages, toute la famille peut être dans la même maison.

Monument funéraire avec caveau

Une visite au cimetière, c’est aussi rencontrer d’autres formes de croyances, de pensées, d’autres religions. En parler n’est pas toujours facile parce que beaucoup diront Comment est-ce possible de ne pas croire ?, C’est pas bon, c’est interdit… Titiller l’étonnement face à la différence de l’autre, n’est-ce pas une strate essentielle de notre quotidien de formateur ? Mettre à plat l’« exigence » que chacun a le droit de penser librement, même sa mort, n’est-ce pas primordial ? Mais n’est-ce pas tout autant important de mettre ce droit en perspective avec notre mode de pensée occidental fortement centré sur la personne en tant qu’être unique ? Car, pour d’autres, le groupe, la pensée collective sont premiers, bien avant l’individu. N’est-ce pas intéressant de parler de tout cela avec un groupe en formation de base ?

Un cimetière est un lieu pour tous les habitants de la commune. C’est aussi un lieu où de nombreux conflits se sont cristallisés durant le 19e siècle entre libéraux et catholiques. En effet, être enterré selon ses convictions n’a pas toujours été accepté !

Quand nous sommes arrivés, nous avons été accueillis par la responsable du cimetière. Elle nous a expliqué son rôle, et notamment les rapatriements des corps et la fermeture des cercueils avant le départ pour les pays d’origine. Le groupe était surpris d’apprendre tout cela. Certains ont parlé du décès de leurs proches et raconté comment le rapatriement s’était passé.

Un moment fort de cette promenade fut la rencontre d’un fossoyeur qui vidait un columbarium. Un quoi ? Un columbarium. Il nettoyait la porte de la niche et sur une table se trouvait une urne. Il nous a expliqué que l’urne remplie de cendres serait versée sur la pelouse de dispersion. Là, ce fut le choc culturel ! La plupart des membres du groupe n’avaient jamais songé de façon concrète à cette question : bruler un corps, ce sont des cendres qui resteront. Ensuite, on s’est dirigés vers la pelouse de dispersion, on y voyait encore des petits tas de cendres. Cette idée était insoutenable pour la plupart, peu s’approchaient de la pelouse : c’était l’incompréhension totale. C’est triste pour les brulés, mon cœur est choqué, je n’ai jamais vu comme ça de la cendre… Les réflexions étaient toutes bienveillantes, remplies de compassion (« compassion » signifiant« souffrir avec »).

Cette étape de notre visite a permis de resituer l’histoire de la crémation. En effet, jusqu’en 1932, il était interdit d’incinérer en Belgique. En chercher les raisons revient à évoquer les obstacles que les catholiques – le catholicisme a connu, au cours de l’histoire, des périodes d’intolérance ! – ont mis à l’ouverture des cimetières aux défunts non catholiques et permet de mieux comprendre la laïcité d’aujourd’hui.

Heureusement, on a continué la visite… On est passés devant la tombe d’un jardiner où on voyait un bas-relief avec un sécateur, un arrosoir, des fleurs ; devant la tombe de deux pompiers avec des casques et leurs outils de travail taillés dans la pierre. Nous avons vu aussi des tombes de soldats de la guerre 14-18, des tombes de poètes avec des textes gravés, des tombes avec des noms connus – connus car ce sont des noms de rues de la commune… Chacun s’étonnait de voir tant de choses « à lire » sur ces monuments funéraires.

La tombe du jardinier…
… celle du pompier


Le monument funéraire dessiné par Victor Horta a remporté le plus de succès : la bordure qui entoure le jardinet central est proche des prescrits pour les monuments funéraires musulmans.

Monument funéraire dessiné par Horta (cimetière de Molenbeek)
Monument funéraire musulman (cimetière multi­confessionnel, Evere)


Un peu plus loin, on apercevait une grande construction toute peinte en blanc, comme un bâtiment. Ce sont les galeries funéraires, elles ont été construites à la fin du 19e siècle. Les cercueils sont placés dans des niches superposées sur six étages. Difficile pour les participants de comprendre qu’on puisse vouloir être placé là et non dans la terre. Là aussi, c’était le choc culturel !

Galerie funéraire
Galerie funéraire


Les plaques qui ferment la niche racontent, elles aussi, qui étaient les défunts. On peut y lire les noms, les lieux de naissance (partout en Belgique, tant en Flandre qu’en Wallonie : c’est l’occasion de parler de l’histoire de l’immigration au 19e siècle), les lieux de décès (souvent à Molenbeek, mais parfois à Bruxelles, Saint-Gilles…), les professions (on y lit la couche sociale à laquelle appartenaient les personnes qui choisissaient ce mode d’inhumation), sans oublier les photos en porcelaine (d’hommes et de femmes, tous coiffés de beaux chapeaux). Le cimetière est aussi le reflet de la ville, ses quartiers, ses maisons, ses immeubles, son espace public. Seules les traces des « quartiers bourgeois », avec des monuments centenaires, sont encore visibles. Celles des quartiers populaires ont disparu depuis belle lurette : les concessions à 5, 10 ou 15 ans en pleine terre ne résistent pas à l’épreuve du temps.

À la fin de la visite, une apprenante me dira : Moi, j’ai retenu qu’une colonne cassée signifie que la défunte [3] est jeune. Les tombes des enfants et des jeunes ne laissent jamais indifférent…

La colonne brisée… signe d’une mort subite et prématurée

Tous ont été fascinés par toutes ces choses jamais vues auparavant.

Être enterré selon les rites de sa religion

Après cette visite, à la séance suivante, j’ai proposé une visite du cimetière multi­confessionnel qui se trouve à Evere. Créé en 2002 sous la forme d’une intercommunale, ce cimetière propose une inhumation qui respecte les rites des défunts. À ce jour, on y trouve une parcelle musulmane, une parcelle israélite et une parcelle orthodoxe.

La parcelle réservée aux défunts de rite musulman

Certains des apprenants connaissaient ce lieu et l’expliquaient à ceux qui n’y étaient jamais venus ; d’autres m’expliquaient comment les enterrements se passent pour eux. Ce moment d’échanges était riche pour chaque membre du groupe, y compris pour moi. Chacun était attentif aux récits des autres. Nous sommes même passés devant la tombe d’un ami d’un membre de notre groupe. Tout cela était fort en émotions.

Nous avons beaucoup marché et nous nous sommes arrêtés à l’espace réservé à la communauté juive. Les participants étaient étonnés de voir cet espace avec si peu de tombes. En effet, de nombreuses familles juives préfèrent faire enterrer leurs proches dans des parcelles juives préexistantes dans d’autres cimetières, tandis que d’autres optent pour un cimetière communal.

Dans la partie orthodoxe du cimetière, les Syriens du groupe ont reconnu des photos de lieux en Syrie qu’ils connaissaient bien et ont expliqué les régions chrétiennes de leur pays. C’était aussi un moment fort !

Nous nous sommes également arrêtés dans le cimetière de Schaerbeek (cimetière contigu) où les tombes sont disposées dans un écrin de verdure. Tous ont apprécié les odeurs des plantations, nous avons beaucoup réfléchi si c’était du jasmin ou pas… Quel plaisir de respirer toutes ces odeurs de fleurs !

Le cimetière… aussi un jardin !
Le cimetière… aussi un jardin !


Conclusion

De retour au Collectif Alpha, les apprenants ont encore parlé de cette sortie à l’autre bout de Bruxelles. C’était l’étonnement qui s’exprimait le plus, car peu d’entre eux étaient déjà allés dans ces lieux funéraires bruxellois. Pour certains, parler de la mort, penser à la mort ne fait pas du bien. Nous avons aussi discuté sur la volonté d’être enterré ici ou là-bas…

Nous avons ensuite réfléchi au sens des mots dans les différentes langues. En français, l’étymologie du mot « cimetière » signifie le lieu où l’on dort, tandis qu’en néerlandais « begraafplaats » signifie le lieu où l’on enterre et « kerkhof », le jardin autour de l’église. Les apprenants ont alors chacun expliqué le mot « cimetière » dans leur langue. Nous avons ainsi parcouru les termes utilisés en arabe, rifain, persan, syrien. C’était une très belle perspective de réflexion sur le sens des mots. Pour un concept, combien de représentations différentes !

Ensuite, ils m’ont aussi expliqué comment les tombes juives étaient construites au Maroc, comment les tombes chrétiennes l’étaient en Syrie et l’importance du jardin dans la construction du monument funéraire musulman.

Ces moments étaient de belles rencontres interculturelles sur des lieux peu fréquentés en alpha, quelques moments privilégiés pour se parler autrement autour de convictions personnelles très fortes…

Bénédicte Verschaeren,
Collectif Alpha, centre de Molenbeek.


[1Voir : Appréhender le monde par les images et les formes géométriques, in Journal de l’alpha, no 212, 1er trimestre 2019, pp. 10-23.

[2Notre centre alpha est situé à Molenbeek, commune où habitent la plupart des apprenants.

[3Ce peut bien sûr aussi être un défunt.