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Politiques d’apprentissage tout au long de la vie

Comment l’Europe voit-elle nos publics ?

Résumé

Les politiques consacrées à la formation des adultes, notamment dans le secteur de l’alphabétisation, témoignent d’une tendance croissante à la catégorisation des publics et insistent de plus en plus sur la nécessité de recruter des publics dits « éloignés » (de l’emploi, de la formation), que ce soit via des dispositifs contraignants ou par des opérations de sensibilisation à la nécessité de se former et à l’offre existante.

Ces tendances se matérialisent très concrètement pour les opérateurs de formations, notamment par le biais des exigences accompagnant les subvention­nements, et les textes européens consacrés à « l’apprentissage tout au long de la vie » semblent être une des sources fixant ces priorités. La clé d’une politique réussie serait, si l’on suit les raisonnements présentés dans ces textes, de prendre en main les publics qui présenteraient une forme de déficience en matière de formation et de « compétences », afin de les rendre capables de s’insérer sur le marché de l’emploi.

C’est dans ce cadre que se construit une vision des apprenants bien particulière. Appartenant à une série de catégories bien déterminées (immigrés, chômeurs, jeunes, etc.), l’apprenant adulte est caractérisé de manière négative, par ses manques. Ces lacunes, qui ne sont pas expliquées par des éléments d’ordre systémique, constitueraient une véritable menace pour le continent européen dans son ensemble, celui-ci ayant à lutter avec d’autres régions du monde avec les armes économiques que sont les « compétences du XXIe siècle ».

La solution résiderait dans l’accompagnement individualisé plutôt que dans l’attention aux facteurs sociaux ou institutionnels qui ont débouché sur des insuffisances en matière de formation : il conviendrait d’encadrer, orienter et motiver.

Par Antoine Daratos,
Lire et Écrire Communauté française, 2017.

Note : ce sujet fait l’objet d’un séminaire par Lire et Écrire, le 5 décembre 2017, à Bruxelles.

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Historique

Le portrait européen des publics de la formation des adultes est d’une étonnante cohérence depuis les premiers textes consacrés à « l’apprentissage tout au long de la vie ». Ces documents [1] construisent deux types distincts d’apprenants, ceux hautement qualifiés, d’une part, et ceux faiblement dotés en compétences, d’autre part. Par ailleurs, l’apprentissage tout au long de la vie est conçu comme un enjeu clé pour le futur de l’Europe. Cet avenir est présenté à la fois de manière utopique comme une ère de progrès économique et de prospérité grâce à la technologie, et de manière catastrophiste : le risque serait grand que le continent européen ne soit pas au rendez-vous des progrès technologiques attendus à cause d’un manque de compétences dans sa population.

L’apprentissage tout au long de la vie doit donc, dès ces premiers textes, assumer un double rôle : garantir la compétitivité internationale de l’Union face aux marchés émergents, et combler les lacunes des travailleurs dont les compétences seraient insuffisantes. Ces deux objectifs s’adressent respectivement à deux catégories différentes d’apprenants : ceux qui sont « hautement qualifiés » d’une part et ceux qui ne sont que « faiblement qualifiés » d’autre part. C’est à ces derniers que semble être adressé en priorité le parcours d’apprentissage tout au long de la vie promu par l’UE : apprentissage non-formel, formation sur le lieu de travail, validation des compétences, etc. Enfin, la situation et les lacunes de ces apprenants ne sont pas conçues comme le résultat de facteurs systémiques mais comme le produit de parcours individuels – les solutions proposées étant également, dès lors, des solutions biographiques à des contradictions systémiques [2].

La vision actuelle

La manière de poser le cadre dans lequel prend place l’enseignement et l’apprentissage tout au long de la vie n’a pas réellement changé depuis ces premiers textes. Ainsi, la Commission européenne, dans un texte de 2012, place la question des compétences au centre du défi économique auquel l’Europe ferait face. Plus précisément, le problème est que les travailleurs européens sont maintenant en concurrence avec des travailleurs mondiaux hautement qualifiés : L’envolée de l’offre mondiale de main-d’œuvre hautement qualifiée au cours de la dernière décennie met l’Europe à l’épreuve. L’époque où la concurrence provenait essentiellement de pays qui n’avaient que des travailleurs peu qualifiés à proposer est révolue. La qualité de l’éducation et l’offre de compétences ont progressé à l’échelle mondiale, et l’Europe doit réagir. [3]

Il conviendrait en effet de résorber le décalage entre l’offre et la demande de compétences et de diminuer la part de la population inactive. On le voit, l’apprentissage tout au long de la vie est placé au cœur d’enjeux économiques présentés eux-mêmes comme centraux pour le futur de l’Europe, qui sera à la hauteur de la compétition intensifiée avec les autres blocs commerciaux mondiaux, ou sera condamnée à la stagnation du fait de son inadaptation aux évolutions économiques et techniques d’aujourd’hui et de demain. Cette alternative quant au destin de l’Union fonde la division entre les personnes fortement équipées en « compétences », perçues comme une opportunité pour l’ensemble de l’économie, et les personnes présentant des lacunes, qui peuvent désormais être conçues non plus seulement comme devant être aidées, mais également comme faisant peser un risque sur la société et l’économie dans leur ensemble.

Ces personnes « menaçantes » car « inadéquates » pour le monde contemporain sont également, à la différence des apprenants déjà bien équipés en compétences, cataloguées de manière précise : personnes à faibles revenus, handicapées, minorité ethniques, migrants, personnes ayant quitté l’enseignement prématurément, personnes sans-emplois, personnes manquant de « compétences de base ». En dépit de ce catalogue, des considérations sur les rapports de classe, de race ou de genre ne viennent jamais encombrer le discours selon lequel l’apprentissage serait la solution nécessaire et suffisante aux injustices vécues par ces groupes. Il s’ensuit que la question de la plus faible participation de ces groupes à des activités d’apprentissage n’est pas analysée de manière à comprendre l’ensemble des facteurs qui la freinent ou qui l’encouragent, mais fait simplement l’objet d’une exhortation à augmenter la participation.

Par ailleurs, paradoxalement, ces publics sont abordés de manière relativement négative, c’est-à-dire quasi exclusivement via leurs lacunes ou leurs manques, et non pas également au travers de leurs attributs positifs. On se trouve dans une perspective de « démocratisation des compétences » (sinon de la culture) visant l’intégration des personnes, distinguant de manière tranchée « ceux qui savent » de ceux qui « ne savent pas » [4].

Deux approches différentes

On constate alors une différence de traitement au cœur du discours de l’apprentissage tout au long de la vie, qui est pourtant présenté comme un programme unificateur des citoyens et des systèmes d’éducation. En effet, aux deux types de publics dégagés devront être proposées deux approches différentes, les personnes faiblement qualifiées et problématiques devant absolument être prises en charge, alors qu’il s’agirait avant tout pour les autres d’élargir le panel des opportunités. Cette prise en charge se fait segment par segment. Ainsi, avec sa « Garantie pour la jeunesse », l’UE s’est avant tout attachée à la question des « NEETs », ces jeunes de moins de 25 ans qui ne sont ni dans l’enseignement, ni à l’emploi, ni en formation. L’identification négative de ce public conçu comme particulièrement à risque illustre bien la logique de l’UE en matière de définition des publics.

Plus récemment, la Commission européenne a publié une recommandation concernant l’ensemble des adultes dits « peu qualifiés » [5]. Initialement prévu sur le modèle de la Garantie pour la jeunesse et intitulé « Garantie pour les compétences », le texte a par la suite été dilué par les États membres, de sorte que dans la version finale. La notion de « garantie », qui aurait obligé les États à mettre d’importants moyens financiers supplémentaires en œuvre, a disparu au profit du titre « Parcours de renforcement des compétences ». Partant du constat de l’inégalité de participation à l’apprentissage tout au long de la vie entre personnes diplômées et les adultes faiblement qualifiés, le document suggère la création de « parcours de renforcement des compétences » s’adressant aux adultes ayant un faible niveau de savoirs, d’aptitudes et de compétences, qui ne peuvent prétendre à un soutien au titre de la garantie pour la jeunesse. Ces parcours leur offriraient, de manière flexible, des possibilités d’améliorer leur niveau de compétence dans le domaine de la lecture, de l’écriture, du calcul et du numérique et de progresser pour atteindre des niveaux plus élevés du cadre européens des certificats (CEC) qui soient pertinents pour le marché du travail et qui leur permettent de participer activement à la société. [6]

Le manque de participation des apprenants adultes faiblement qualifiés, souvent déploré dans les textes européens, semble être conçu comme le résultat de l’absence d’une offre suffisante, d’une part, mais également d’un manque d’information et de motivation des publics cibles. Si les publics bénéficiant d’allocations sociales ou de chômage peuvent être plus facilement mobilisés et activés par les pouvoir publics, l’UE considère que le nouveau « parcours de renforcement des compétences » devra impérativement aller de pair avec des « mesures de communication, d’orientation et de soutien », et recommande aux Étars membres de mettre en œuvre des mesures de motivation et de communication qui incluent la sensibilisation aux avantages du renforcement des compétences, la transmission d’informations sur les orientations existantes, des mesures de soutien, des possibilités de renforcement des compétences et des organismes compétents, ainsi que des mesures incitant les personnes les moins motivées à tirer parti de ces possibilités [7]. En effet, des efforts pour atteindre ceux qui ont besoin d’une motivation particulière, d’une aide et d’une orientation tout au long de la vie, en particulier les personnes les plus éloignées du marché du travail ou des systèmes d’éducation et de formation, sont de la plus haute importance. [8]

Les publics éloignés, l’affaire du FSE

Les publics peu qualifiés de l’apprentissage tout au long de la vie seraient donc des personnes problématiques qu’il conviendrait de prendre en main. C’est notamment le rôle du Fonds social européen (FSE) que de financer des actions dans ce cadre. Le règlement organisant ce fonds reprend, dans ses considérants, l’objectif d’améliorer les possibilités d’emploi, renforcer l’inclusion sociale, lutter contre la pauvreté, promouvoir l’éducation, l’acquisition de compétences et l’apprentissage tout au long de la vie [9]. Cet objectif est cependant replacé dans le cadre familier de la compétition internationale : L’Union est confrontée à des défis structurels découlant de la mondialisation de l’économie, de l’évolution technologique, et d’un vieillissement croissant de la main-d’œuvre dans certains secteurs et régions, ainsi que de pénuries grandissantes de compétences et de main-d’œuvre dans certains secteurs et régions. Ces difficultés ont été amplifiées par la récente crise économique et financière, qui a entraîné une hausse du taux de chômage, touchant surtout les jeunes et d’autres personnes défavorisées telles que les migrants et les minorités. [10]

Dans ce cadre, la Commission attend des Étars membres qu’ils rendent compte des actions cofinancées par le FSE et démontrent qu’elles ont été orientées vers le public prioritaire des politiques d’apprentissage tout au long de la vie. Ils doivent pour ce faire fournir les indicateurs suivants, qui révèlent une certaine conception et catégorisation des publics :

  • Chômeurs, y compris les chômeurs de longue durée
  • Chômeurs de longue durée,
  • Personnes inactives,
  • Personnes inactives ne suivant ni enseignement ni formation
  • Personnes exerçant un emploi, y compris les indépendants,
  • Moins de 25 ans,
  • Plus de 54 ans,
  • Participants de plus de 54 ans qui sont sans emploi, y compris les chômeurs de longue durée, ou personnes inactives ne suivan ni enseignement ni formation,
  • Titulaires d’un diplôme de l’enseignement primaire (CITE 1) ou du premier cycle de l’enseignement secondaire (CITE 2),
  • Titulaires d’un diplôme du deuxième cycle de l’enseignement secondaire (CITE 3) ou de l’enseignement postsecondaire non supérieur (CITE 4),
  • Titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur (CITE 5 à 8),
  • Participants vivants dans des ménages sans emploi,
  • Participants vivant dans des ménages sans emploi avec des enfants à charge,
  • Participants vivant dans des ménages d’une personne avec des enfants à charge,
  • Migrants, participants d’origine étrangère, minorités (y compris les communautés marginalisées telles que les Roms),
  • Participants handicapés,
  • Autres personnes défavorisées,
  • Personnes sans domicile fixe ou confrontées à l’exclusion de leur logement,
  • Personnes venant de zones rurales. [11]

Ainsi, la conception européenne du public de l’apprentissage tout au long de la vie s’installe sur le terrain par le biais, notamment, du FSE. La programmation FSE pour la Fédération Wallonie-Bruxelles 2014-2020 reprend cette préoccupation, notamment via la notion de « publics éloignés » : des personnes les plus éloignées de l’emploi (chômeurs de très longue durée, personnes défavorisées exclues du système social, personnes étrangères ou d’origine étrangère, etc.). Cette notion cristallise donc une série de présupposés européens quant à ces publics, de même peut-être qu’elle porte avec elle une certaine conception de l’action publique dans le domaine de l’apprentissage tout au long de la vie, comme devant être constituée d’initiatives visant des catégories spécifiques de personnes dont l’inadéquation, la marginalité, le manque de motivation et l’absence de qualité entrave le bon fonctionnement de l’économie dans son ensemble, et fait peser une menace sur notre compétitivité en tant que continent.


[2Brine Jacky, Lifelong learning and the knowledge economy: those that know and those that do not – the discourse of the European Union, in British Educational Research Journal, vol. 32, no 5, octobre 2006, pp. 649-665.

[4Nossent Jean-Pierre, Émergence de la notion de démocratie culturelle et gestion de la diversité culturelle et idéologique belge, p.3, in Analyses de l’IHOES, no 39, 19 décembre 2008.

[5Conseil, Recommandation relative à des parcours de renforcement des compétences : de nouvelles perspectives pour les adultes, 2016. Il s’agit, aux yeux de la Commission, des adultes qui ne disposent pas du diplôme secondaire inférieur, voire supérieur.

[6Ibid., p. 2.

[7Ibid., p. 5.

[8Ibid., p. 2. La citation du paragraphe complet est éclairante : La participation des adultes peu qualifiés à l’apprentissage tout au long de la vie demeure quatre fois inférieure à celle des diplômés de l’enseignement supérieur. En ce qui concerne l’accès aux possibilités d’apprentissage tout au long de la vie, les inégalités entre les groupes socio-économiques persistent et, pour certains groupes de la population en âge de travailler, en particulier les ressortissants de pays tiers, il est plus restreint. Une action visant à encourager une large participation ouverte à tous est donc essentielle pour assurer le succès de mesures de renforcement des compétences. Des efforts pour atteindre ceux qui ont besoin d’une motivation particulière, d’une aide et d’une orientation tout au long de la vie, en particulier les personnes les plus éloignées du marché du travail ou des systèmes d’éducation et de formation, sont de la plus haute importance.

[10Ibid., considérant (4).

[11Ibid., annexe I.