L’école telle que nous la connaissons aujourd’hui, « l’école de l’égalité des chances », reproduit et valide les inégalités sociales. Pourtant, en s’appuyant sur les recherches relatives à la plasticité de notre cerveau et sur une définition large et ouverte de l’intelligence, il existe un autre paradigme : notre intelligence nous permet, à toutes et tous, d’accéder aux savoirs de base et aux savoirs fondamentaux de l’humanité. C’est aussi elle qui nous permet, toutes et tous ensemble, de « comprendre, réfléchir et agir le monde »1.

De la reproduction sociale à un moyen de la défier : le Tou·te·s capables

Sylvie-Anne Goffinet, Lire et Écrire Communauté française

Aujourd’hui comme hier, la hiérarchie sociale est reproduite et légitimée par l’école sur base des diplômes décrochés par les élèves et les étudiant·e·s. La hiérarchie des diplômes – de l’absence totale de diplôme, pas même le Certificat d’Études Primaires (CEB), aux diplômes universitaires les plus prestigieux – sera une copie presque parfaite de la hiérarchie sociale, rendant les adultes responsables de leur place dans cette hiérarchie. Ainsi s’ils y occupent une position « basse » – s’ils sont chômeurs de longue durée sans espoir (de ré-) d’intégration sur le marché du travail ou s’ils n’ont accès qu’à des postes non qualifiés et des statuts précaires –, ils en seront responsables2 vu qu’ils n’auront pas su tirer parti des opportunités que leur offrait l’école de « l’égalité des chances »3. Ce faisant, l’école fonctionne comme une sorte de « boite noire », établit un « brouillage » du processus de reproduction sociale servant à dissimuler le rôle de premier plan qu’elle y joue4.

Ce mécanisme alimente la croyance en une intelligence immuable avec laquelle on nait, on vit et on meurt, de même qu’il favorise l’adhésion à la notion de don, de talent et de mérite. Ne dit-on pas que telle personne a le don des langues, que telle autre a la bosse des maths et telle autre encore l’oreille musicale ? Ou encore que tel jeune mérite son diplôme parce qu’il a fait beaucoup d’efforts, a consacré beaucoup de temps à l’étude ? Cette croyance dans le mérite, le don et le talent n’a pourtant qu’un fondement idéologique – valeur libérale servant à masquer les causes de l’échec scolaire et l’orientation vers les filières dévalorisées, et partant la place de chacun·e dans la hiérarchie sociale – mais aucun fondement scientifique ou pédagogique. Rien n’est joué à la naissance ni lors de la prime enfance, ni même une fois atteint l’âge adulte : notre cerveau est capable de se développer lorsqu’il est sollicité, et ce tout au long de la vie. Mais, pour cela, il faut croire que tou·te·s nous pouvons en permanence développer notre intelligence, que tout·e·s nous sommes capables d’apprendre.

Au niveau scientifique : la plasticité du cerveau

Au niveau scientifique, le généticien Albert Jacquard réfute le rôle de la génétique dans le développement de notre intelligence : « On peut relier l’intelligence au nombre des synapses, [qui sont] les connexions entre les cellules nerveuses, ou neurones5. Or nos environ 100 milliards de neurones sont reliés par, en moyenne, 10 millions de milliards de synapses. On voit tout de suite que la génétique est incapable de s’en mêler : comment les 100.000 informations de notre génome pourraient-elles contenir le ‘plan’ de 10.000 millions de milliards de connexions ? Il y a plus. J’ai fait le calcul : entre la naissance d’un enfant et sa puberté, 300 millions de secondes s’écoulent. Au bout de ce temps, vous avez 10 millions de milliards de synapses. Cela veut dire que sans arrêt, pendant une quinzaine d’années, 30 millions de synapses se créent à chaque seconde. Comment voulez-vous que le programme génétique puisse contrôler un phénomène aussi fou ? Forcément, cette construction des synapses est gouvernée par les informations et les stimulus provenant de l’extérieur. »6 C’est donc l’environnement (au sens large) qui permet à l’individu de développer ses facultés mentales et non de présupposés dons ou talents qui en seraient l’origine.

Lucien Sève y ajoute un argument d’ordre philosophique. « Croire aux ‘dons’, dit-il, c’est ne rien comprendre à ce qu’est le propre de l’humanité évoluée »7. L’humanité s’est développée à un rythme bien plus rapide que celui de l’évolution naturelle de nos gènes. « Comment ces supposés ‘gènes du don’ se seraient-ils formés, [sachant que] des capacités humaines comme la maitrise de l’écriture ou l’algèbre ne remontent qu’à quelques millénaires ? » « Par-delà ses réflexes de base, rien n’est donné à l’être humain de ses fonctions psychiques supérieures : toutes sont des activités à acquérir, et qu’elles soient mieux ou moins bien acquises renvoie essentiellement non à une supposée nature mais à l’histoire de chaque individu dans des conditions socioculturelles données. » Pour lui, « la radicale erreur de la croyance aux dons est de prendre pour nature ce qui ne se comprend qu’en termes d’histoire ».

Le cerveau tel que configuré à notre naissance n’est donc qu’un point de départ : « Toute la vie de l’individu est marquée par les données biologiques de départ (…) mais rien cependant n’est par là décidé, car ce qui décide, c’est toujours en fin de compte le développement ultérieur, c’est-à-dire l’histoire sociale », dit encore Lucien Sève8.

Si le cerveau se développe tout au long de la vie, c’est en raison de la plasticité qui le caractérise. La plasticité, c’est ce qui permet le (re)modelage des connexions neuronales, « rendu possible par l’expérience, les compétences, les habitudes de vie de chacun d’entre nous, la puissance d’empreinte de l’existence en général », dit Catherine Malabou9, philosophe très investie dans les neurosciences. Ainsi, « si la puissance de changement du système nerveux central est particulièrement nette pendant le développement, il est établi avec certitude que l’aptitude à apprendre, à acquérir de nouvelles compétences, de nouveaux souvenirs se maintient la vie durant. Et ce de manière différente d’un individu à l’autre. La capacité de chacun de recevoir et de créer sa propre forme ne dépend d’aucune forme préétablie, le modèle ou le standard originaires sont en quelque sorte progressivement effacés. »

Plasticité n’est cependant pas à confondre avec flexibilité, concept cher au néolibéralisme, souvent synonyme d’adaptabilité. Il serait facile de prendre appui sur les découvertes scientifiques à propos de la plasticité de notre cerveau pour exiger de tout un chacun qu’il se montre flexible, adaptable aux exigences de l’économie dérégulée mue par la seule maximisation du profit. « La flexibilité est l’avatar idéologique de la plasticité, à la fois son masque, son détournement et sa confiscation », dit encore Catherine Malabou10. Si plasticité et flexibilité semblent partager certaines caractéristiques, il manque à la flexibilité une des composantes essentielles de la plasticité : « le pouvoir de créer, d’inventer ou même d’effacer une empreinte », également de désobéir à toute forme constituée, de refuser d’être soumis à un modèle. La plasticité, c’est le pouvoir de « faire son histoire, devenir le sujet de son histoire ». Elle nous donne l’aptitude à « changer de destinée, infléchir sa trajectoire, naviguer autrement ».

Au niveau pédagogique : une approche de l’intelligence basée sur la résolution de problèmes

La découverte de la plasticité du cerveau, tout comme la mise en évidence du rôle de l’histoire et de l’environnement comme base du développement humain, fonde la notion du Tou·te·s capables. Comme le dit Alexeï Leontiev, « ce que le cerveau renferme virtuellement, ce ne sont pas telles ou telles aptitudes spécifiquement humaines, mais c’est seulement l’aptitude à la formation de ces aptitudes »11. Et ces aptitudes de départ, en tant qu’êtres humains, nous les possédons toutes et tous12. La formation de nouvelles aptitudes à partir d’aptitudes initiales, nous en sommes donc tou·te·s capables, et ce tout au long de notre vie.

Comment dès lors réfléchir le concept d’intelligence au niveau pédagogique ? Selon Jean-Yves Fournier, philosophe et psychopédagogue, la résolution de problèmes auxquels nous nous trouvons confronté·e·s est la clé du développement de l’intelligence, conçue comme « la faculté de résoudre un problème non encore entièrement résolu par le sujet lui-même »13. Deux précisions : « non encore entièrement résolu » car le problème peut l’avoir déjà été partiellement ou il peut se présenter avec de nouvelles caractéristiques ; « par le sujet lui-même » car le problème peut avoir déjà été résolu par d’autres mais il est nouveau pour la personne concernée.

Située au carrefour de multiples activités cérébrales, toujours selon cet auteur, l’intelligence bénéficie de quelques bon·ne·s allié·e·s qui, sans pouvoir lui être confondu·e·s, peuvent servir de point d’appui pour travailler avec des apprenant·e·s à la résolution d’une situation-problème. Il en va ainsi14 :

  • de l’affectivité qui définit l’importance d’un problème pour la personne et pousse l’intelligence à l’action ;
  • de l’imagination dans la mesure où la résolution d’un problème passe souvent par une phase d’imagination de solutions ;
  • de l’intuition : sans l’intuition, l’intelligence ne serait que faculté logique de raisonnement et de déduction ;
  • de l’imitation : souvent, nous recherchons d’abord des solutions parmi celles que nous connaissons pour évaluer si l’une d’elles serait apte à résoudre le problème que nous rencontrons, ce qui en soi met déjà l’intelligence au travail – plus largement, l’imitation nécessite de recourir à la compréhension et donc à des processus cérébraux complexes qui relèvent de l’intelligence ;
  • de l’habitude dans la mesure où l’habitude va permettre de s’occuper de la partie du problème déjà résolue et permettre à l’intelligence de se consacrer à la partie non encore résolue, pour ensuite assembler le tout en une solution cohérente ;
  • du langage qui donne à l’intelligence la possibilité de s’exprimer, de se matérialiser, cette matérialisation pouvant aussi passer par des habilités motrices, souvent complétées par des éléments de langage, énoncés ou non (langage intérieur) ;
  • et enfin de la mémoire : sans mémoire, notre intelligence ne pourrait progresser vu qu’elle devrait constamment s’attacher à rechercher des solutions aux problèmes que nous avons déjà résolus – par ailleurs, par le biais de la compréhension, c’est l’intelligence qui va donner sens à ce qui doit être retenu.

Chacun·e capable et tou·te·s capables ensemble : le défi de l’alphabétisation populaire

Les découvertes sur la plasticité cérébrale et l’approche de l’intelligence telle qu’elle vient d’être développée apporte beaucoup d’eau au moulin du Tou·te·s capables.

Cela semble maintenant évident : l’apprentissage, qu’il soit formel ou informel, permet de développer notre intelligence et nous mobilisons notre intelligence pour apprendre, à la condition de répondre au défi posé par sa définition : résoudre des problèmes que nous n’avons pas encore (entièrement) résolus. L’intelligence se situant au carrefour d’autres activités cérébrales – l’affectif, l’imagination, l’intuition, l’imitation, l’habitude, le langage, la mémoire –, la formatrice, le formateur alpha peut, dans les situations d’apprentissage, convoquer ces dernières dans leur complémentarité et en synergie l’intelligence. Ce qui est d’autant plus pertinent puisqu’elle, il travaille avec des adultes, et donc avec des personnes qui ont déjà une (longue) expérience de vie et ont ainsi eu maintes occasions de développer ces activités cérébrales.

L’alphabétisation populaire va cependant un pas plus loin puisqu’elle promeut non seulement le Tou·te·s capables dans le sens du chacun·e capable mais aussi le Tou·te·s capables collectif. Ce qui la rattache à la vision que défend le GFEN : « L’apprentissage se conduit dans un cadre socialisé. J’apprends avec et contre les autres. Avec : la coopération. Contre : la contradiction, la confrontation. »15 Ou encore : « [Le] ‘Tous capables’ (…), c’est un pluriel. (…) Nous sommes capables ensemble de construire du savoir en cherchant. »16

Outre l’accès aux langages fondamentaux et aux savoirs de l’humanité, l’alpha populaire vise le développement de la réflexion, la compréhension et l’action dont la résolution de situations-problèmes fait partie, ce qui, dans les termes des Balises pour l’alphabétisation populaire consiste à RÉFLÉCHIR – QUESTIONNER – CHERCHER, soit se poser des questions ; développer des attitudes et démarches de recherche et d’analyse critique ; mobiliser et développer, en situation, l’ensemble des processus mentaux que sont l’observation, la comparaison, la classification… et tout ce qui relève de la résolution de problèmes (formulation d’hypothèses, distanciation, mise en relation, prise de décision…)17. C’est le Tou·te·s capables ensemble qui permet cette mise en œuvre de l’alpha populaire par le développement d’une intelligence collective18 mise au service d’un projet émancipateur. Car on le sait : l’émancipation nécessite la résolution de problèmes souvent complexes et l’apport de chacun·e dans un travail collectif est dès lors incontournable.

Et donc : oui, le Tou·te·s capables est un pari pédagogique mais il possède aussi une sérieuse base scientifique. C’est un pari pédagogique non parce qu’il constitue une utopie inatteignable censée nous motiver en tant que travailleur·euse·s de l’alpha mais parce que l’apprentissage est pédagogiquement possible pour toutes et tous. Il nous revient de tout mettre en œuvre pour que tou·te·s soient réellement capables. Et ainsi défier les mécanismes de la reproduction sociale qui voudraient contraindre chacun·e et chaque groupe à rester à la place qui lui a été assignée par son origine ou appartenance sociale. En ce sens, le Tou·te·s capables est aussi un défi philosophique, sociétal et politique au service du changement social.


  1. Sous-titre du cadre de référence pédagogique de Lire et Écrire : Lire et Écrire (sous la coord. de Catherine STERCQ et Aurélie AUDEMAR), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, 2017, https://lire-et-ecrire.be/Balises
  2. C’est-à-dire : ils en seront tenus pour responsables et se considèreront bien souvent eux-mêmes comme responsables.
  3. À ce propos, lire l’excellente analyse historique réalisée par Dominique Grootaers : Les mutations de l’égalité des chances à l’école, in Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1893, 2005/28, pp. 5-43, www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2005-28-page-5.htm
  4. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont analysé ce mécanisme dans Les héritiers (Les Éditions de Minuit, 1964).
  5. Ndlr : Selon certains, il faut aussi considérer les cellules gliales qui approvisionnent les neurones, éliminent les débris, participent à la cicatrisation. Indispensables au bon fonctionnement cérébral, ces cellules seraient aujourd’hui reconnues comme étant à l’origine du développement cognitif chez l’humain (Marie GAUSSEL, Les cellules gliales : indispensables au fonctionnement et à la survie des neurones, Éduveille. Autour des recherches en éducation et formation, 16/09/2013, https://eduveille.hypotheses.org/5681).
  6. Albert JACQUARD (interview), « Qu’est-ce que cela veut dire, être intelligent ? », Propos recueillis par Fabien GRUHIER, Nouvelobs.com, 12/09/2013, https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20130912.OBS6824/albert-jacquard-qu-est-ce-que-cela-veut-dire-etre-intelligent.html
  7. Lucien SÈVE, Les « dons » n’existent toujours pas, in GFEN (ouvrage collectif), Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute, 2009, p. 24. Pages 23, 24 et 25 pour les citations suivantes.
  8. Ibid., pp. 26-27.
  9. Catherine MALABOU, La plasticité de notre cerveau, ou l’aptitude à changer de destinée, in GFEN, op. cit. p. 53. Ibid. pour la citation suivante.
  10. Ibid. p. 55. Pages 55 et 56 pour les citations suivantes.
  11. Alexeï Leontiev, collaborateur et continuateur des travaux de Lev Vygotski, repris par L. Sève, op. cit., p. 25.
  12. Pour être plus précis, on devrait dire « presque tous » car il ne s’agit pas ici de nier que certaines personnes souffrent de pathologies congéniales, héritées ou acquises, qui altèrent leurs capacités cérébrales, mais cela ne concerne qu’un nombre très restreint de personnes (L. Sève, op. cit., pp. 25-26).
  13. Jean-Yves FOURNIER, À l’école de l’intelligence. Comprendre pour apprendre, ESF, 1999, p. 22.
  14. Ibid., pp 52-69.
  15. GFEN, Définition de l’auto-socio-construction des savoirs que l’on retrouve dans de nombreux documents de l’association, par exemple : www.gfen.asso.fr/images/documents/a3_presentation_gfen.pdf
  16. Jean-Louis CORDONNIER, La naissance de « Tous capables ! » … et ses malentendus, in Dialogue, n°183, janvier 2022, p. 20.
  17. Pour une présentation plus complète, voir : Lire et Écrire, Balises pour l’alphabétisation populaire, op. cit., p. 92.
  18. Ce qui ne signifie pas qu’il faille s’engouffrer sans discernement dans toutes les techniques d’intelligence collective. Tout dépend au service de quels objectifs l’intelligence collective est mise en œuvre : comme toujours, les objectifs doivent précéder et orienter le choix des techniques qui n’ont aucune valeurs en elles-mêmes.