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L’alphabétisation : une question sociale avant tout

En Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), l’alphabétisation désigne les pratiques de formation à la lecture, l’écriture, l’expression orale, les mathématiques… des adultes qui ne maîtrisent pas ou plus les compétences de base équivalentes au CEB. Ces personnes ont suivi une scolarité en FWB ou dans un autre pays, ou n’ont jamais été scolarisées dans leur pays d’origine. Elles sont francophones ou parlent une autre langue. Pour ces dernières, l’apprentissage démarre par le français à l’oral. Lire et Écrire [1] estime que 10 % [2] des adultes en FWB sont concernés par des difficultés importantes relatives aux savoirs de base.

Par Sylvie Pinchart, directrice de Lire et Écrire Communauté francaise.

Paru dans Le journal de Culture & Démocratie no 41 avril 2016.

Ce constat invite à nous interroger sur ce que nous entendons communément par « lire » et sur la place et les rôles que nous donnons à l’écrit dans l’espace culturel et social qui est le nôtre. Nous sommes, en très grande majorité, partie prenante d’une culture de l’écrit ; aussi quelques clarifications s’imposent lorsque nous « parlons d’écrits » en alpha.

Lire, pour ces adultes (comme pour nous, mais nous avons tendance à l’oublier), renvoie à la compréhension d’une multitude d’informations écrites sur des supports tout aussi variés : bulletin scolaire des enfants, horaire des trains, journaux ou magazines, formulaires administratifs, publicités, sous-titres de films, panneaux indicateurs, livres, distributeurs de billets… « Je lis » ne signifie pas « je suis un grand amateur de littérature » mais renvoie bien à la capacité des personnes à saisir le sens de tous ces signes graphiques omniprésents dans notre espace commun. Être dans l’incapacité, ou en grande difficulté, de les décoder pèse fortement sur l’inclusion et la participation sociale.

La lecture en alpha s’inscrit dans un ensemble d’apprentissages de langages fondamentaux (mathématiques, notamment) et est intimement liée à l’écriture. Lire ce n’est pas seulement prendre connaissance et comprendre ce que d’autres ont écrit, c’est aussi écrire, c’est-à-dire être auteur d’expression et de communication écrites.

Parmi les publics de l’alpha, certaines personnes ont grandi dans une culture essentiellement orale. Elles n’ont jamais appris à lire et à écrire, dans aucune langue… sans que cela ne leur ait posé de problèmes particuliers. Elles maîtrisent d’ailleurs souvent deux ou plusieurs langues à l’oral. C’est au travers d’un parcours migratoire que la lecture, parmi de nombreuses autres dimensions culturelles et sociales, s’impose à elles comme un apprentissage nécessaire ou souhaitable.

D’autres encore ont été scolarisées en FWB et sortent de l’enseignement obligatoire sans maîtrise suffisante des compétences de base en lecture et en écriture. La persistance de l’analphabétisme dans un pays à enseignement obligatoire renvoie nécessairement à l’incapacité du système scolaire à assurer à une partie des enfants des classes populaires la maîtrise des compétences de base.

L’analphabétisme se définit dans une dimension relative à une société donnée, à un environnement socioculturel spécifique. C’est à l’aune de la place de l’écrit et à la complexité de ses formes que les capacités de lecture et d’écriture des individus sont jugées comme étant nécessaires, suffisantes ou insuffisantes à une vie « normale ».

Aperçu historique de l’alphabétisation : une question sociale avant tout

En FWB, les pratiques d’apprentissage de la lecture pour les adultes se sont développées à partir de trois questions sociales successives :

  • Dans les années 1960, ce sont les besoins de formation des travailleurs immigrés non francophones et parfois/souvent analphabètes, qui mobilisent les acteurs syndicaux et associatifs pour organiser des formations d’alphabétisation. Pour les autres acteurs (pouvoirs publics, employeurs…), les savoirs de base sont au mieux ignorés, quand ils ne font pas l’objet de méfiance. Les enjeux de l’apprentissage, à la fois d’intégration et d’émancipation, sont liés au monde du travail, essentiellement dans sa composante ouvrière. Les compétences exigées par le marché du travail à ce moment-là, pour les travailleurs immigrés, sont essentiellement manuelles et exécutives. Lire c’est s’emparer d’outils de changement social, individuel et familial, par l’investissement dans la scolarité des enfants par exemple, et collectif, par la prise de conscience et l’analyse des rapports d’exploitation et l’implication dans des espaces de militance.
  • La montée du chômage dans les années 1970 et la mise en place de dispositifs de reconversion professionnelle font apparaître des besoins de formation aux savoirs de base pour une population bien plus large que celle des travailleurs immigrés. C’est une part importante des ouvriers-ères qui sont concerné-e-s. À côté des acteurs associatifs et syndicaux, de nouveaux acteurs publics émergent. Lire c’est aussi acquérir les outils permettant de se repositionner par rapport aux nouvelles exigences du marché du travail.
  • Dans les années 1980 se produit une prise de conscience que grande pauvreté et analphabétisme ont partie liée. Lire c’est toujours accéder à une compréhension critique des rapports sociaux. Lire c’est briser la spirale de la reproduction de la pauvreté de génération en génération, c’est aussi accéder à des droits sociaux, culturels et politiques.

C’est à la fin des années 1980 que les pouvoirs publics vont réellement prendre la mesure de la question sociale de l’alphabétisation des adultes et y dédier des moyens importants pour augmenter l’offre de formation. Par la suite, ils concluront un Accord de coopération pour coordonner les différentes politiques publiques concernées [3].

La mise en exergue des questions socioéconomiques qui ont mobilisé les acteurs pourrait avoir pour effet de « mettre en creux » les enjeux culturels de la lecture. Or ceux-ci sont de fait centraux. C’est au travers de l’éducation populaire, et par la suite de l’éducation permanente, que va se renforcer le processus d’émergence de la question sociale de l’illettrisme et de la construction des réponses à y apporter. Lire c’est toujours accéder à des imaginaires autres, à des connaissances qui permettent de comprendre et de renforcer son pouvoir d’agir, individuellement et collectivement. Écrire c’est s’approprier le droit d’énonciation et les outils de l’expression et de la communication.

La lecture et l’écriture ne sont cependant pas « en soi » des outils d’émancipation individuelle ou collective. Le champ culturel (les acteurs, les pratiques, les ressources…) n’est pas en dehors des conflictualités socioéconomiques et politiques. La lecture et l’écriture sont aussi des outils, des marqueurs de distinction, voire de relégation sociale.

Inscrire l’alphabétisation des adultes dans le champ de l’éducation populaire manifeste le choix pédagogique de lui donner une visée d’émancipation individuelle et collective : L’apprentissage de la langue, de la lecture, de l’écriture, du calcul… est un outil d’expression sociale, de prise de parole, de pouvoir sur sa vie, son milieu et son environnement. [4]

Aujourd’hui comme hier, les difficultés de lecture et d’écriture que connaissent les personnes ne sont pas des problèmes de « déficiences » individuelles mais sont le produit d’une trajectoire marquée par l’appartenance à des groupes sociaux dominés et/ou exclus. L’analphabétisme en tant que « problématique sociale » a partie liée avec le fonctionnement du marché du travail, les phénomènes migratoires, la pauvreté, les rapports sociaux de sexe… Il est cause et conséquence d’un fonctionnement social inégalitaire et lié au niveau de maîtrise des compétences nécessaire pour participer pleinement à une société donnée.

Une problématique sociale en pleine expansion

Une sorte de course contre la montre est aujourd’hui en œuvre autour de la question de la lecture. Non que les adultes maîtriseraient moins bien qu’hier les compétences de base de lecture et d’écriture. Ce serait a priori plutôt l’inverse [5].

Ce qui évolue rapidement c’est en réalité le niveau d’exigence du minimum de compétence requis pour produire un énoncé simple et bref se rapportant à sa vie quotidienne [6]. En effet, nous assistons d’une part à une multiplication des supports de lecture et d’autre part à un niveau de complexité croissante des écrits.

À titre d’illustration, de nombreux guichets, permettant jusqu’il y a peu de temps une communication orale, sont remplacés par des écrans – ceux-ci nécessitant à la fois de mobiliser des compétences de lecture et d’utilisation des NTIC. Sur la complexification des écrits, je laisse le soin à chacun d’imaginer, à partir de sa déclaration d’impôt, le niveau de maîtrise de lecture nécessaire à l’accomplissement de cette démarche administrative de base dans un état démocratique.

Les organisations internationales ne s’y trompent pas, et ont fixé le minimum de compétences requis à un niveau équivalent au CESI [7]. C’est sur cette base maintenant que sont produites la plupart de statistiques nationales, européennes et internationales [8]. L’intérêt est certain et permet de rendre visibles et mesurables les efforts de formation continuée des adultes à mettre en œuvre. Le souci cependant – et il est de taille ! – est que cette tendance ne permet plus d’appréhender politiquement le fait social de la persistance de l’analphabétisme (acquisition des savoirs de base, des langages fondamentaux) ni de mesurer l’impact des différentes politiques publiques sur les adultes en grande difficulté de lecture et d’écriture.

Dans un contexte général de réduction des dépenses publiques, des arbitrages politiques [9] sont déjà à l’œuvre entre une vision de l’accès à la lecture et l’écriture comme un droit humain fondamental, constitutif d’une société démocratique et condition minimale à l’exercice de la citoyenneté ; et une vision technocratique visant à porter l’effort sur les publics les plus susceptibles de répondre aux exigences de l’évolution de l’économie, reléguant au moins un adulte sur dix à la marge de la vie sociale. Cette vision technocratique, qui s’autoalimente très souvent d’arguments de rationalité et d’efficience, masque les conflictualités qui sont à l’œuvre autour des « grandes » questions de répartition des richesses dans une économie globalisée, du rôle des États et des institutions extranationales, des modèles démocratiques…

Au travers de ces enjeux « macro » très rapidement exposés, la maîtrise ou pas de la lecture et de l’écriture se voit plus que jamais assigner une fonction de sélection sociale.

Cette fonction de « tri » par la lecture et l’écriture est parfois directement assumée. C’est le cas notamment du nouveau Code de la nationalité belge (2012) qui conditionne l’accès à la nationalité à la maîtrise du français [10] oral et écrit tel que défini au niveau A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues [11]. Cette nouvelle politique de nationalité lie, sous le mode de l’exclusion, analphabétisme et citoyenneté : le droit à la citoyenneté doit-il être conditionné à la maîtrise de l’écriture et de la lecture ? Si oui, à quelle catégorie de sous-citoyenneté appartiennent toutes les personnes, belges comprises, qui sont en difficulté de lecture et d’écriture ?

La mise en œuvre des politiques d’activation est une autre manière, indirecte et peu assumée, de pratiquer la sélection sociale sur la base de la maîtrise de l’écrit. Par politiques d’activation, nous entendons l’ensemble des politiques qui mêlent accompagnement et contrôle dans l’accès et le maintien à toute une série de droits, qui d’acquis deviennent conditionnés. Le plan d’accompagnement des chômeurs-euses est la plus connue de ces politiques, mais des politiques similaires existent en matière de revenu d’intégration sociale, accueil des primo-arrivants, assurance maladie-invalidité… Elles ont en commun de générer une prolifération de contraintes administratives – écrites – censées aider et contrôler les personnes les plus vulnérables… celles-là mêmes qui ont le plus de difficultés avec la lecture et l’écriture, à s’intégrer et se maintenir sur le marché de l’emploi, à accéder aux ressources éducatives et culturelles (formation, etc.). Il est à préciser que l’évaluation de l’impact de ces mesures « d’accompagnement-contrôle » sur les droits et conditions de vie des personnes en difficulté de lecture de d’écriture est actuellement une inconnue, car non évaluée par les pouvoirs publics, et que les données ventilées par diplômes deviennent dans de multiples domaines indisponibles. La boucle est bouclée, et nombreux sont les acteurs de terrain, associatifs ou publics, à en mesurer les conséquences désastreuses, tant du point de vue personnel et social que démocratique.

En guise de conclusion, je reprendrai ici l’interrogation de Catherine Stercq, ancienne directrice de Lire et Écrire, et actrice incontournable de l’alphabétisation populaire depuis plus de 30 ans : La société a-t-elle besoin d’analphabètes ? [12]


[1Lire et Écrire est un mouvement de lutte pour le droit à l’alphabétisation pour tous. Il agit sur l’ensemble du territoire de la FWB et s’organise en 9 régionales et 3 structures de coordination : bruxelloise, wallonne et communautaire. Plus de 300 travailleurs accueillent près de 30 % des apprenants inscrits en formation en FWB.

[2Il s’agit d’une estimation sur base d’un croisement de plusieurs sources d’enquête. Pour en savoir plus, voir : Des chiffres pour l’alpha… Que nous apprennent les enquêtes statistiques in Journal de l’Alpha no 185, septembre-octobre 2012.

[5Nous ne disposons pas d’enquête statistique en FWB sur cette question. Voir : Catherine Stercq, Les chiffres de l’alpha : compteur bloqué ? in Journal de l’Alpha no 185, op. cit., p. 7-11.

[6Une personne est analphabète si elle ne peut à la fois lire et écrire, en le comprenant, un énoncé simple et bref se rapportant à sa vie quotidienne. Cette définition de l’Unesco date de 1958.

[7Voir : Catherine Stercq, Les chiffres de l’alpha : compteur bloqué ?, op. cit.

[8Citons par exemple l’enquête PIAAC 2013 de l’OCDE qui donne, en Flandre, un taux de 14 % de personnes âgées entre 16 et 65 ans ayant des difficultés à comprendre un texte suivi.

[9L’absence d’arbitrage est considérée ici comme un arbitrage.

[10Ou d’une autre langue nationale.

[12Catherine Stercq, Notre société a-t-elle besoin d’une population illettrée ? in Journal de l’Alpha no 167-168, février-avril 2009, p. 8-12.