Le « Tous et toutes capables » est un postulat et est donc, en tant que tel, indémontrable. Comment dès lors fonde-t-il l’action et la rend-il possible ? Comment prend-il son sens lorsqu’il est mis en œuvre ? Comment, lorsqu’on s’emploie à le faire vivre pour les autres, rejaillit-il sur soi-même et contribue-t-il à augmenter le pouvoir d’agir ? Comment permet-il d’articuler émancipation individuelle et émancipation collective ? Répondre à ces questions nous permettra de conclure sur la responsabilité de l’école et de la formation des adultes.

Tous et toutes capables : un postulat à faire vivre

Maria-Alice Médioni, Centre de langues, Université Lumière Lyon 2
Secteur Langues du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle)

Rien n’y fait : les neurosciences ont beau corroborer aujourd’hui la plasticité du cerveau qui invalide la théorie des dons, et la loi de juillet 2013 instaurer désormais en France l’idée que « tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser », dans la société et particulièrement dans l’école, la conviction qu’il existe des différences de capacités, d’aptitudes, de talents reste terriblement prégnante.

C’est que l’éducation reçue, subie, est passée par là. Depuis notre âge le plus tendre nous sommes soumis·e·s à des comparaisons continuelles, renforcées par les notes et les classements à l’école, les commentaires lors des rendus de devoirs où l’on va même, parfois encore, jusqu’à classer les copies dans l’ordre des notes avant de les restituer à leurs auteur·rice·s, où l’on va féliciter celle-là, reprocher à celui-ci d’avoir copié ou triché, humilier ce dernier avec la phrase lapidaire : « Toujours fidèle à lui-même ! »

Et puis, il y a la force des évidences, tout aussi implacable que celle qui nous fait constater tous les jours que le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest et que donc, par la force des choses, on serait en droit de conclure, si la science n’était passée par là, que c’est le soleil qui tourne autour de la terre1 ! De la même façon, il y a les apprenant·e·s « brillant·e·s » et il y a les « laborieux·se·s ». C’est ce que l’on voit, ce que l’on constate, oubliant, d’une part, la leçon de Bachelard – « Toute vérité nouvelle naît malgré l’évidence, toute expérience nouvelle naît malgré l’expérience immédiate »2 – et que, d’autre part, l’apprenant·e n’est brillant·e que parce qu’il·elle a une avance acquise, le plus souvent dans son milieu familial et qu’en réalité, il fait « briller » l’enseignant·e, ravi·e de vérifier ce qu’il·elle pense être l’effet de son apport, et confirmer sa croyance la plus puissante, celle de l’existence des dons.

Le pari qui nous anime au GFEN, c’est celui du « Toutes et tous capables » assumé depuis le début des années 1980. « Le GFEN défend, contre l’esprit de fatalité, l’idée que l’Homme est responsable de son histoire ou qu’il peut le devenir. Son pari philosophique du ‘Tous capables’ postule que chaque enfant, chaque adulte, chaque peuple a des capacités immenses pour comprendre et créer, pour auto-socio-construire un savoir vivant et opératoire. Il fonde une conception de la démocratie qui, à travers des apprentissages solidaires, permet de penser l’homme dans sa dimension singulière et sociale. (…) L’Éducation Nouvelle affirme que les valeurs d’émancipation ne peuvent exister que dans des pratiques qui les construisent. Éduquer, c’est s’autoriser et autoriser l’autre à dire ‘je’ en femme et en homme libres. Éduquer, c’est rendre possible des apprentissages solidaires dans des pratiques de création et de débat culturel et démocratique. L’Éducation Nouvelle élabore et théorise des pratiques dans le champ des savoirs, de la culture et de la création, afin que chacun, avec les autres, agisse sur le monde pour le transformer. »3

Cette formule est celle d’un postulat, c’est-à-dire une « proposition que l’on demande d’admettre comme principe d’une démonstration, bien qu’elle ne soit ni évidente ni démontrée »4. Elle demande donc un effort de la part de celui ou celle qui décide d’y adhérer, une rupture épistémologique « contre une connaissance antérieure »5 qui se révèle puissante pour l’action et, comme tout principe vigoureux, demande de la vigilance.

Ce postulat est un pari qui fonde l’action et la rend possible

Le postulat en mathématiques, comme en philosophie, est un principe, c’est-à-dire par définition, ce par quoi on commence. Sans lui, on ne pourrait pas agir de la même façon. Selon que l’enseignant·e ou le·la formateur·rice postule que c’est l’inné qui détermine l’intelligence ou que c’est l’acquis, il ou elle agira de façon totalement différente avec ses apprenant·e·s. Et si elle ou il postule, à l’instar d’Albert Jacquard, que l’intelligence est un potentiel et que « au départ (…) [les] gènes sont muets ; ils ne peuvent s’exprimer que grâce aux apports de l’environnement »6, son intervention sera davantage soucieuse des conditions de l’apprentissage.

Comme en ce qui concerne la moralité, chez Kant, le « Tous et toutes capables » est un « impératif catégorique »7 : inconditionnel, absolu, universel. C’est un fondement qui sert de base à l’action, qui la conditionne et définit son usage : « Vous, l’éducateur, affronté à la mission de former des êtres humains, vous ne pouvez éviter de choisir : les considérer comme éducables, ou les renvoyer à jamais dans les ténèbres. Supposer en eux l’intelligence, toute l’intelligence, ou renoncer à exercer votre mission. »8

Et c’est un pari dans le sens où il y a toujours un risque mais qui, parce qu’on le tient, crée les conditions mêmes de sa réussite.

Ce postulat, indémontrable, ne prend son sens que s’il est mis en œuvre

Comme tout postulat, celui-ci ne peut être démontré. C’est une hypothèse que l’on demande de tenir pour vraie, « quoi qu’il en soit de sa validation quotidienne par les faits », écrit Jean-Pierre Astolfi9. Et ce n’est pas facile tant la réalité qui nous entoure semble contredire cette proposition, comme on l’a vu pour la rotation de la terre autour du soleil ; tant les apprenant·e·s souvent s’évertuent à nous convaincre du contraire, répétant les mêmes erreurs, peu motivé·e·s à se mettre au travail, ne faisant aucun effort pour comprendre, dit-on communément dans les moments de désespoir ; tant nous pouvons être tenté·e·s de les considérer comme « fragiles » du fait de leur parcours de vie, ou trop éloigné·e·s de la culture de l’école – le fameux handicap socioculturel – … Et pourtant, adhérer au « Toutes et tous capables », c’est comprendre qu’il faut, chaque jour, opérer cette rupture épistémologique qui nous amène à changer de point de vue et admettre qu’avant tout, il s’agit de questionner notre comportement en tant qu’éducateur·rice : avons-nous vraiment tout tenté, avons-nous oublié, négligé telle piste, n’est-ce pas notre impatience ou notre insatisfaction qui nous aveugle ? La balle est alors dans notre camp. Et il nous faudra, en plus, accepter la résistance de l’apprenant·e…

Car le paradoxe de ce principe est le suivant : c’est seulement si on le met en œuvre avec toute la conviction qu’il suppose que l’on se donne toutes les chances de le vérifier. C’est un véritable défi à relever. Nous connaissons tou·te·s l’effet Pygmalion qui montre combien le regard porté sur l’apprenant·e peut déterminer de façon implacable son échec ou sa réussite, selon qu’il est chargé de fatalisme ou, tout au contraire, imprégné de la confiance dans les potentialités de chacun·e et de son pouvoir d’« auto-organisation » : « Ayant dépassé en complexité, de plusieurs ordres de grandeur, toutes les autres espèces, l’homme est devenu, de ce fait même le champion de l’auto-organisation. Ce mot a un sens bien précis : il signifie que celui qui est doté de ce pouvoir développe des processus dont il est lui-même la source. »10 Ce que, autrement dit, Léontiev appelle « l’aptitude à la formation des aptitudes » : « Ce que le cerveau renferme virtuellement, ce ne sont pas telles ou telles aptitudes spécifiquement humaines, mais c’est seulement l’aptitude à la formation de ces aptitudes. »11

Cette impossibilité à vérifier ce postulat avant sa mise en œuvre nous prémunit contre toute attitude incantatoire ou manipulatrice. Il serait vain, voire même dangereux, de déclarer les apprenant·e·s toutes et tous capables en espérant les en convaincre par le discours et des accents convaincus, ou par une validation « émerveillée » de leurs résultats, quand bien même ils seraient dus à un travail bien sommaire… La validation de ce postulat ne peut se faire que par le sujet apprenant lui-même, vivant des défis et reconnaissant le progrès accompli : « La confiance en soi se fortifie dans les épreuves, grâce aux obstacles surmontés, dans le sentiment réitéré de victoires sur l’impossible… Y compris jusqu’à l’expérience jubilatoire de la pensée. En effet, pas d’apprentissage véritable qui ne ménage un moment de recul réflexif permettant une ressaisie de l’objet, une mise à jour des procédures intellectuelles : bien que n’ayant pas réussi la tâche, je peux néanmoins réussir l’activité, comprendre l’essentiel, ‘tirer leçon’ de l’expérience… »12

Ce postulat, lorsqu’on s’emploie à le faire vivre pour les autres, rejaillit sur soi-même et contribue à augmenter le pouvoir d’agir

Ce postulat agit comme un boomerang. En tout cas, c’est ainsi qu’il a agi sur moi. Pressée de postuler mes apprenant·e·s comme des sujets capables, riches de potentialités, et qu’« il n’y a pas de fatalité, autrement dit, pas de limite au développement mental d’un individu »13, je me suis trouvée obligée de penser autrement mon action d’enseignante. Il me fallait renoncer aux discours bienveillants, paternalistes et à la recherche vaine de la « bonne » thématique « motivante » et des « bons » exercices d’application destinés à « fixer » les leçons. D’autant, que, puisqu’il·elle·s étaient « infiniment capables », il n’était plus possible de servir aux apprenant·e·s des connaissances parcellaires, strictement utilitaires et manquant singulièrement de saveur. Il fallait élever l’ambition et creuser les contenus pour les leur proposer, en les rendant accessibles, sans les dénaturer. Il me fallait passer à l’invention de situations d’apprentissage susceptibles de mettre au jour ces potentialités, de faire qu’il·elle·s les exercent et puissent constater qu’il·elle·s étaient capables de comprendre, d’apprendre et de progresser. Je me suis ainsi découvert des aptitudes à l’imagination, la création, l’invention que mon parcours scolaire et universitaire, même « réussi », ne m’avait pas permis de reconnaitre de la même façon.

Ce postulat permet l’articulation entre émancipation individuelle et émancipation collective

Sans doute, faudrait-il ajouter à notre « slogan » un mot essentiel : « Toutes et tous capables ensemble ».

Tout comme l’enfant ne peut se développer que dans l’interaction avec les autres, le « Toutes et tous capables » doit se penser collectivement. L’enfant est, en effet, un être génétiquement social impuissant à sa naissance, dans une dépendance totale à l’égard d’autrui, pour les conditions mêmes de sa survie. C’est du groupe que l’individu reçoit le matériel – l’outillage mental – nécessaire à son développement. De la même façon, le sentiment d’être capable se construit également dans la reconnaissance et la validation mutuelles, par les autres et par soi-même. C’est un apprentissage nécessaire, d’ordre politique, de la capacité d’agir et de se transformer pour chaque individu, et avec les autres, de ressentir comme insupportable que quelqu’un·e soit laissé·e sur le bord de la route, de refuser la fatalité et la résignation, de transformer le monde qui nous entoure.

La responsabilité de l’école et de la formation des adultes

Tant l’école que la formation des adultes ont un rôle à jouer dans cette prise de conscience : « Les limites du développement intellectuel dépendent en effet de la manière dont une culture aide un individu à utiliser le potentiel intellectuel qu’il peut posséder. »14 Refuser le postulat du « Toutes et tous capables », c’est céder à la fainéantise de celles·ceux qui pensent que tout est joué d’avance et qui, à leur insu, révèlent la vanité de leur action et le peu d’estime qu’elles·ils ont en réalité de leurs propres capacités à transformer les choses. Faire sien le pari du « Toutes et tous capables », c’est assumer une responsabilité : tout à la fois élever le niveau d’ambition pour les apprenant·e·s et pour soi-même, renoncer à la toute-puissance et à l’exclusion, et affirmer le fait que nous avons à faire cause commune. C’est une attitude qui relève de l’éthique, l’objectif n’étant pas de « rendre compte de la réalité, mais de la transformer »15… collectivement.


  1. Dans son dernier rapport (2012), la National Science Foundation avance un chiffre assez impressionnant. Un quart de la population des États-Unis pense que le soleil tourne autour de la planète Terre. En Europe, ce chiffre grimpe à 34% ! (https://www.ginjfo.com/actualites/science-et-technologie/4-europeens-sur-10-pensent-que-le-soleil-tourne-autour-de-la-terre-20140217). Un autre sondage publié par Le Monde (2005) constate que « l’on se trompe bien plus lorsqu’il y a conflit entre, d’un côté, l’intuition (et aussi probablement les convictions religieuses) et, de l’autre, la science » et que « le savoir scientifique peut masquer le savoir ‘naïf’ mais ne l’efface jamais. Il résiste, reste là, quelque part, dans un coin de notre cerveau, comme s’il ne demandait qu’à ressortir. » (www.lemonde.fr/passeurdesciences/article/2012/06/24/le-savoir-scientifique-peine-a-s-imposer-dans-les-cerveaux_5986223_5470970.html).
  2. Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, p. 11,
    https://gastonbachelard.org/wp-content/uploads/2015/07/nouvel_esprit.pdf
  3. Texte d’orientation du GFEN, Congrès de Saint-Ouen, 9 juillet 2010, www.gfen.asso.fr/images/documents/a3_presentation_gfen.pdf, p. 3.
  4. CNRTL, www.cnrtl.fr/definition/postulat
  5. Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1967, p. 17,
    https://gastonbachelard.org/wp-content/uploads/2015/07/formation_esprit.pdf
  6. Albert JACQUARD, Moi et les autres, Paris, Seuil, 1983, p. 133.
  7. Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, Riga, 1785. Traduction française : http://classiques.uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/fondements_meta_moeurs/fondem_meta_moeurs.pdf
  8. Philippe MEIRIEU, Le postulat d’éducabilité en pédagogie, in Itinéraire des pédagogies de groupe. Apprendre en groupe 1, Lyon, Chronique Sociale, 1984, pp. 139-163, http://meirieu.com/ARTICLES/EDUCABILITE_COMPLET.pdf
  9. Jean-Pierre ASTOLFI, La pédagogie différenciée ou, mieux : la différenciation de la différenciation !, in Modulo, n°9, 1998.
  10. Albert JACQUARD, op. cit., p. 136.
  11. Alexeï N. LEONTIEV, Le développement du psychisme. Problèmes, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 248.
  12. Jacques BERNARDIN, Tous capables ! Du pari éthique à la loi d’orientation, Journée de formation des professeurs stagiaires du second degré à l’Académie de Rennes, ESPE de Rennes (et Brest), 27 mars 2014, www.gfen.asso.fr/m/touscapables_jacques_bernardin_2014
  13. Alexeï N. LEONTIEV, cité par : Lucien SÈVE, Les « dons » n’existent toujours pas, in GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, Paris, La Dispute, 2009, p. 30, note 17.
  14. Jérôme BRUNER, The Relevance of Education, New York, W. W. Norton, 1971, p. 52. Cité par : Britt-Mari BARTH, Jérôme Bruner et l’innovation pédagogique, in Communication et langages, n°66, 4e trimestre 1985, pp. 46-58, www.persee.fr/doc colan_0336-1500_1985_num_66_1_3656
  15. Jean-Pierre ASTOLFI, op. cit.