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« Les oubliés du numérique » : interview dans Contrastes

Cécilia Locmant, responsable de campagne et de la communication à Lire et Écrire Communauté française

Dans son numéro de novembre-décembre 2021, le magazine Contrastes, des Équipes populaires, a donné la parole à différents intervenants – dont Lire et Écrire – pour mettre en lumière les conséquences de la numérisation massive de la société sur les personnes les plus fragilisées dont une partie des droits essentiels ne sont plus respectés.

L’occasion pour nous de retracer les contours et retours de notre campagne de 2021 « Les oubliés du numérique : Delete ou Enter ? »

Merci aux Équipes populaires de nous avoir permis de reproduire cette interview dans sa totalité.


À travers sa campagne de sensibilisation Les oubliés du numérique, Lire et Écrire dénonce les exclusions que vivent les personnes en difficulté de lecture et d’écriture à l’ère du tout au numérique. L’occasion de faire prendre conscience au grand public et aux responsables politiques qu’on ne peut pas continuer à mettre à l’écart un dixième de la population en matière d’accès et d’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).

Rencontre avec Cécilia Locmant, responsable de campagne et de la communication.

Contrastes — Nous venons de vivre un an et demi très particulier, avec une pandémie, des confinements… Comment avez-vous réussi à garder le contact avec votre public ?

Cécilia Locmant — En mars 2020, la nouvelle a été très brutale. On n’avait rien anticipé. De par nos valeurs et nos missions, nos équipes de formateurs et les apprenants n’étaient pas préparés à fonctionner à distance. Les gens se sont retrouvés en isolement avec de grandes difficultés par rapport à une série de démarches et de droits essentiels qui très vite n’ont plus été respectés. Pas mal de services de première ligne ont fermé leurs portes. Ça a été très compliqué.

Dans un premier temps, nous avons décidé de faire un relevé des équipements dont les apprenants disposaient. Nous les avons équipés dans la mesure du possible. Certaines régionales de Lire et Écrire ont pu obtenir des tablettes. On a également financé des connexions. Mais il a fallu combiner avec le deuxième niveau de fracture numérique, à savoir que, au-delà du manque d’équipement, les personnes ne maîtrisent pas l’usage du numérique.

Notre premier souci a été de maintenir le contact, pas forcément pour faire de la formation mais plutôt pour prendre des nouvelles des personnes et voir comment elles vivaient cette période si particulière. Nous avons souvent pris contact grâce au smartphone et à des applications comme Messenger ou WhatsApp. Mais avec certaines personnes qui ne maîtrisaient pas assez le français, même ce contact n’était pas possible. Quand des sessions de formation ont pu se remettre en place, nous avons parfois fait des dépôts de documents dans les boîtes aux lettres des apprenants, comme certaines écoles l’ont fait avec leurs élèves.

Quand se revoir a été possible, nous avons organisé des entretiens entre formateurs et apprenants. Mais le contact avec certaines personnes a été perdu. On constate que les plus fragilisés ont disparu du radar.

Vous lancez une campagne Les oubliés du numérique, où vous partez du constat que la fracture numérique, déjà présente dans la société, est encore plus forte auprès des personnes qui ont des difficultés avec la lecture ou l’écriture. Pouvez-vous nous parler de ce que votre public vous renvoie comme interpellations ? Quels sont leurs messages ? Quelles sont leurs plus grandes difficultés ? De quel ordre sont-elles ?

Les échos du terrain arrivés très rapidement étaient très préoccupants dans tous les domaines de la vie : prendre rendez-vous chez le médecin, obtenir ses allocations de chômage, renouveler son abonnement de bus, suivre la scolarité des enfants… tout était devenu compliqué.

Les difficultés face au numérique ne sont pas nouvelles. Les gens avaient déjà des difficultés à utiliser des Bancontact par exemple. Depuis longtemps, tous les services essayent de convaincre les gens d’utiliser les applications en ligne. Mais malgré la fracture numérique, les personnes arrivaient à garder une certaine autonomie. Elles avaient d’autres alternatives en cas de difficulté. Elles pouvaient se rendre sur place pour obtenir de l’aide ou se faire aider.

Avec les confinements, on a très vite observé un non-accès et puis une exclusion de certains services avec des conséquences très problématiques : on ne perçoit pas son allocation de chômage, on n’arrive pas à se faire vacciner…

Au final, les personnes vivent une double peine : si elles ne savent pas faire un virement bancaire elles-mêmes, elles peuvent demander au guichetier de le faire, mais elles paieront pour ça. Si on n’arrive pas à renouveler son abonnement en ligne, cela signifie une amende à la clé. Tout ça se paie en cash. Et en perte d’autonomie !

C’est à partir de ces constats que nous avons lancé notre campagne de sensibilisation Les oubliés du numérique. Quatre clips ont été réalisés pour illustrer les difficultés vécues dans les transports en commun, dans les démarches administratives à la commune, dans la recherche d’emploi, et dans le domaine des soins de santé.

En 2021, nous avons voulu aller plus loin en récoltant des témoignages à partir de deux questions : Qu’est-ce que vous n’avez pas pu faire, avec quelles conséquences ? Qu’est-ce que vous rêveriez de faire dans cette société numérisée de demain ? Les témoignages ont abouti aux deux clips Delete et Enter qui expriment l’idée de pouvoir fonctionner avec le numérique mais avec des balises. Les messages principaux sont : Je veux garder un contact humain avec les services de base, essentiels et d’intérêt général. Je veux qu’on prenne en compte mes difficultés dans le domaine numérique. C’est fondamental que les services publics accueillent toute la population sans exclure qui que ce soit.

Le contact au guichet, le face-à-face est important. Quand les personnes en difficulté avec la langue française, avec la lecture et l’écriture se rendaient à un guichet, ce n’était pas forcément la panacée. Parfois elles se faisaient rembarrer, humilier. Mais elles se débrouillaient. Au téléphone, c’est plus difficile parce que les gens parlent vite. Le contact direct a son importance et aide beaucoup. Ils le réclament même si ce contact n’est pas merveilleux.

Remplir un formulaire en ligne, compléter ses cartes des allocations de chômage en ligne, prendre des rendez-vous en ligne, par exemple pour la vaccination, tout est très compliqué. Nos formateurs ont pris en charge énormément de démarches administratives pour les apprenants.

Nous avons également constaté un problème important par rapport au contact par mail. La boîte mail nécessite d’avoir une adresse mail avec un mot de passe, de pouvoir lire et comprendre le contenu de ses mails. Or, pour beaucoup, il est difficile de gérer et se rappeler de ses mots de passe. Certains ouvrent parfois une boîte mail pour envoyer un mail à une administration. Puis leur boîte mail se remplit sans qu’ils en aient conscience. Les gens se retrouvent en difficulté car ils n’ont plus accès à leur boîte mail. Dès que vous donnez une adresse mail, les administrations privilégient l’envoi de documents par mail et ne vous envoient plus de communication papier. C’est un piège. Or le papier est important. Les repères ne sont pas les mêmes. Ça pose d’énormes problèmes quand tout est dématérialisé.

Il y a clairement une conscience des dangers et une crainte de se faire arnaquer. C’est une des raisons pour lesquelles certains ne veulent pas utiliser la banque en ligne. Sans maîtrise de tous les codes de l’écrit, il est encore plus facile de se faire arnaquer.

La formation, la solution ?

La formation, c’est un temps long. On ne va pas répondre à des questions urgentes d’accès au numérique par la formation. De plus, les technologies évoluent tellement vite. Quand une interface change, les repères se perdent. De plus, on ne touche qu’une petite partie des personnes en situation d’illettrisme. On ne va pas pouvoir résoudre tous les problèmes par nos formations.

Les difficultés auxquelles sont confrontés les « oubliés du numérique » ont bien entendu un impact sur l’accès aux services. Avez-vous exploré l’impact psychologique de toutes ces difficultés ? Comment on se sent quand on doit faire face à toutes ces difficultés ?

Il y a cet isolement dramatique. Ils sont en recherche de contacts sociaux. Les formations, c’est un espace où on fait du lien, on se fait des amis, on s’épaule. Perdre ce contact, c’est dur. Et c’est encore plus dur pour les personnes dont les familles sont éloignées.

Ce qui est le plus prégnant dans le rapport au numérique, c’est la perte d’autonomie. Les gens deviennent de plus en plus dépendants de certaines personnes qui peuvent les aider.

Parmi le public en contact avec Lire et Écrire, beaucoup travaillent dans des boulots informels et ont parfois perdu leur travail. Il y a eu une augmentation importante du recours aux colis alimentaires. Les personnes avaient de plus en plus de difficulté à satisfaire leurs besoins de base. Les gens se sont retrouvés dans des difficultés économiques et sociales. Leurs conditions de vie sont loin d’être idéales pour vivre des confinements. Ils vivent souvent dans des logements exigus sans espace, sans jardin, sans possibilité d’avoir un espace au calme pour pouvoir suivre un cours en ligne. Il y avait aussi l’angoisse liée au virus. Il a fallu décrypter les réunions du Codeco, expliquer les règlementations qui changeaient tout le temps. Il fallait déconstruire certaines croyances familiales ou culturelles et surtout les fake news qui circulent sur les réseaux sociaux.

Avez-vous interpellé certains services face aux constats que vous faites ? Si oui, quelles ont été leurs réponses ?

Nos formateurs étaient en contact direct avec de nombreux services pour aider les personnes en difficulté. Par ailleurs, au niveau politique, nous revendiquons depuis longtemps que les services publics prennent en compte les personnes en situation d’illettrisme. Cette revendication est encore plus d’actualité aujourd’hui. La numérisation des services était déjà en marche mais a pris un coup d’accélérateur avec la crise sanitaire. Notre crainte est que certains guichets ou services restent fermés. Quand on ferme des guichets et qu’on les transforme en contact en ligne, on ne fait généralement pas marche arrière. Il suffit d’observer ce qui se passe avec les services bancaires et avec les guichets de la SNCB.

Mais nous sommes de plus en plus sollicités par une série d’institutions. Dans le cadre du renouvellement de leur convention, Infrabel nous a par exemple invités à participer à une discussion préalable avec d’autres associations de terrain pour voir comment rendre leurs services accessibles.

Nous avons participé également à des focus groupes gérés par la Fondation Roi Baudouin qui est chargée de rédiger un cahier des charges sur la numérisation de tous les services du ministère de la Justice. Des interfaces nous ont été présentées pour évaluer si elles étaient adaptées ou pas au public en difficulté.

Toutes ces sollicitations ne sont pas inintéressantes mais sont parfois frustrantes. Il est difficile de mesurer l’impact que l’on peut avoir. On a parfois l’impression qu’on nous appelle un peu tard dans le processus. Ce serait plus cohérent de nous interpeller en amont de la réflexion, pour réfléchir au projet de l’institution, car on a parfois l’impression que ces réunions servent simplement aux institutions à justifier le fait qu’elles aient demandé l’avis des associations de terrain sans que cela ne change en rien leur projet.

Nous avons donc décidé de prendre le temps de réfléchir à la manière de répondre aux besoins de nos apprenants et aux demandes de ces institutions. Car les réponses peuvent être multiples : proposer des formations aux travailleurs de première ligne de certains services, travailler sur leurs documents, leurs formulaires… Différentes choses peuvent être mises en place, à différents niveaux mais il faut avant tout analyser les besoins. Par ailleurs, nous ne sommes peut-être pas compétents ou outillés pour répondre à certaines demandes des institutions.

Une réflexion va être menée au sein de Lire et Écrire pour préciser notre méthodologie, les balises à poser et surtout la place des apprenants dans le processus avant de répondre à de nouvelles sollicitations.

Les revendications de Lire et Écrire :

  • Garder les services publics accessibles à tou.te.s en adéquation avec le droit constitutionnel et l’égalité de traitement. Cela signifie le maintien d’un contact téléphonique et d’une série de guichets avec présence physique et accueil de qualité.
  • Mettre en place un plan de lutte contre la fracture numérique pour les personnes illettrées, en permettant à tou.te.s l’accès à un ordinateur et à une connexion à prix décent et en finançant la formation et l’accompagnement aux usages des NTIC.
  • Prévoir un tarif téléphonique social pour les plus démunis.

Comme Lire et Écrire le dit dans ses vidéos Delete et Enter, il n’est pas question de choisir de vivre sans le numérique qui a envahi nos vies ; la numérisation est là, il faut faire avec. Quelles seraient dès lors vos revendications pour que la numérisation ne laisse pas sur le carreau des milliers de personnes ? Comment pensez-vous porter vos revendications pour qu’elles soient entendues et suivies d’actions ?

Notre campagne a démarré autour du 8 septembre, journée internationale de l’alphabétisation. Du coup les médias nous ont prêté une oreille attentive. Nous avons eu une bonne couverture médiatique. Nous avons des interactions avec le monde politique, notamment avec le secrétaire d’État à la transition numérique et avec le cabinet du ministre bruxellois Clerfayt (qui a d’ailleurs participé à notre séminaire sur l’accessibilité numérique). Il y a eu des interpellations parlementaires au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Région wallonne. Lire et Écrire a été audité sur la réforme de la convention du Forem sur le suivi coaching. Nous portons nos revendications dans tous les espaces qui s’offrent à nous. La presse nous invite également. On est passé récemment sur BX1 et sur LN24. Nos spots ont été diffusés dans les cinémas. Nous sommes aussi sollicités pour intervenir dans des classes d’étudiants en stratégie de communication et d’éducation pour expliquer ce qu’est une campagne en éducation permanente et leur présenter nos revendications. Ce sont des impacts indirects de la campagne. Toucher des futurs diplômés qui seront des futurs communicateurs, c’est aussi intéressant.

Interview réalisée par Françoise Caudron.